DECERE a demande au dominicain australien frère Anthony Walsh (o.p.) de nous donner un éclairage sur le dossier AUKUS, suite à la "crise des sous-marins"
POUR MEMOIRE
L'AUTEUR
Né en 1966, frère Anthony Walsh a été Prieur Provincial de la Province des dominicains d'Australie, Nouvelle-Zélande, Îles Salomon et Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Après avoir étudié l’économie à l’Université nationale australienne de Canberra et travaillé quelques années, il a rejoint l’Ordre dominicain. Prêtre en 1998, il est également titulaire d’une licence en théologie obtenue à Washington DC. Il s'est investi dans le travail d’aumônerie scolaire dans le diocèse de Parramatta. Il a accepté de nous donner son point de vue sur la "crise des sous-marins".
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L'affaire AUKUS: un point de vue australien
Traduction DECERE
AUKUS _Les visiteurs du port de Sydney sont souvent frappés par le pittoresque Fort Denison, situé en plein milieu du port, à quelques pas de l’opéra. Les aborigènes Gadigal appelaient cette île Muddawahnyuh, avant la colonisation européenne. Le fort fut terminé en 1855, par peur d’une attaque navale russe, pendant la guerre de Crimée. De bien des façons, ce fort représente la situation militaire et commerciale de l’Australie depuis la colonisation européenne. Un petit nombre d’habitants assez unis, répartis sur un vaste continent, qui comptent sur une mer ouverte et libre pour son commerce et ses investissements.
Historiquement, c’était à la Royal Navy britannique de garder libre les routes commerciales, jusqu’à la chute de Singapour en février 1942. Lors de l’attaque de Pearl Harbor, l’Australie a réalisé à quel point elle était isolée. Le premier ministre de l’époque, John Curtin, s’adressa alors directement aux Etats-Unis : « Sans aucune inhibition, je déclare ouvertement que l’Australie regarde vers l’Amérique, sans pincement au coeur concernant nos liens de tradition ou de parenté avec le Royaume-Uni. » Cet appel allait s’amplifier avec la chute des Indes orientales néerlandaises (l’Indonésie), d’une partie de la Nouvelle Guinée et des Îles Salomon aux mains des Japonais, qui culmina par la bataille de la mer de Corail, en mai 1942. Une défaite aurait alors interrompu toute communication maritime entre l’Australie et les Etats-Unis.
Ce contexte historique est fondamental pour comprendre la décision australienne visant à assurer sa place stratégique dans le contexte d’une relation de plus en plus hostile avec la Chine. La « diplomatie de la dette » opérée par la Chine dans le Sud-Ouest Pacifique, dans des pays comme le Vanuatu, les Îles Fiji, les Îles Salomon ou la Papouasie Nouvelle Guinée a été accueillie avec une inquiétude grandissante par Cambera durant la décennie précédente. La perte de ces nations au profit de l’influence chinoise pourrait signifier une perte potentielle des voies de communication maritimes entre l’Australie et l’Asie. Cela ferait suite à une annexion de facto de la mer des Philippines (la mer de Chine du Sud) par la République populaire de Chine.
Le commerce est également une composante indispensable des réalités stratégiques, sauf si l’on adopte le point de vue particulier des néo-libéraux, qui séparent le commerce des affaires stratégiques. L’Australie a toujours eu besoin d’investissements étrangers pour alimenter sa croissance économique. En 2020, les deux premiers investisseurs étrangers en Australie étaient les Etats-Unis et le Royaume- Uni. Ensemble, ils représentaient 41,8% de la totalité les investissements étrangers en Australie. Bien qu’elle soit le plus grand marché pour les produits australiens, grâce surtout aux exportations de charbon et au fer, la Chine populaire ne réalise que 2% des investissements étrangers en Australie. Il n’est donc pas surprenant que cette nouvelle alliance avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni ait émergé de la réalité post-covid qui prévaut désormais dans la région Indopacifique.
Cette relation nouvelle comporte cependant quelques difficultés. La population australienne du XXIe siècle se compose d’une multitude de groupes ethniques provenant de cultures diverses, parmi lesquels les habitants d’origine anglo-celtique représentent une part de plus en plus réduite.
Certains ont traité l’AUKUS de « club des hommes blancs. » Cette critique est en partie fondée. D’autres diraient que le partenariat stratégique protège ce qui pousse des personnes de cultures différentes à émigrer en Australie : une société fondée sur la loi et l’ordre où règne un certain degré de liberté et de sécurité. Ils feront également référence à l’autre partenariat stratégique et commercial en cours de développement, le « Quad » réunissant l’Inde, le Japon, les Etats-Unis et l’Australie.
La gestion de ce nouveau partenariat stratégique, qui a culminé par l’abandon de l’achat des sous-marins français de classe Barracuda au profit de sous-marins nucléaires américains, fut loin d’être idéale. D’un point de vue commercial, le nouveau partenariat et l’annulation du contrat des sous-marins a vraisemblablement torpillé les résultats de l’accord de libre-échange entre l’Australie et l’Union européenne. A quoi l’on pourrait rétorquer que la perspective d’un Accord global sur les investissements UE-Chine (CAI) provoque une certaine inquiétude concernant les relations stratégiques et commerciales entre l’Europe et la Chine.
Il est aisé de souligner les nombreux problèmes liés à la livraison de sous-marins nucléaires à l’Australie, qui ne dispose d’aucune infrastructure pour accueillir de tels engins. Il faut encore ajouter le manque apparent de cohérence et l’hypocrisie de l’Australie, pays qui ne compte pas d’industrie nucléaire nationale (hormis un petit réacteur pour produire des produits destinés au monde médical). Cette absence tient d’ailleurs plutôt à des raisons mesquines, ratifiées par la politique locale : les citoyens australiens ne souhaitent pas la construction de telles installations proches de chez eux. Et cependant, ils acceptent de vendre leur uranium (qui représente 30% des réserves mondiales connues) au reste du monde. A l’heure de l’abandon des combustibles fossiles pour la production électrique, l’Australie aurait pu bénéficier de l’expertise française dans le domaine nucléaire. Enfin, et ce n’est pas le moindre argument, il faut signaler le coût que représentera ce changement de technologie, qui sera bien plus onéreux. Cela deviendra évident à mesure que ce projet de plusieurs années sera mis en oeuvre.
D’un autre côté, les relations entre la France et l’Australie n’ont pas toujours été simples. On se rappelle des tensions liées aux essais nucléaires français dans le Pacifique, dans les années 1980, culminant par le sabotage du Rainbow Warrior, coulé dans le port d’Auckland en juillet 1985.
Malgré ces problèmes évidents, il n’y a presque aucune voix pour s’opposer à ce projet en Australie. Le gouvernement et l’opposition sont d’accord sur le sujet, comme sur la plupart des décisions stratégiques. Les sondages montrent que 57% de la population est en faveur de la nouvelle alliance, et jusqu’à 80% dans certaines régions. La réalité crue est que chaque nation agit en fonction de son propre intérêt stratégique. Indépendamment de cela, l’Australie doit cependant toujours coopérer avec d’autres pays, que ce soit les Pays-Bas en Afghanistan, la France au Moyen-Orient, ou encore Singapour, la Corée du Sud et le Japon dans sa propre région.
De bons alliés doivent se comporter de façon courtoise l’un avec l’autre. La France prend grand soin des milliers de tombes de soldats australiens morts pendant la première guerre mondiale. De bien des façons, la France a toujours été un allié « sans problème » de l’Australie. On peut dire que l’Australie vient de traiter la France de très mauvaise manière.
Pour finir, on ne devrait pas oublier le contexte plus général dans lequel se nouent ces évènements. Les mots de Jean XXIII dans son encyclique Pacem in Terris nous viennent à l’esprit : « tout comme les rapports entre les particuliers, les relations internationales ne peuvent se régler par la force des armes ; ce qui doit les régir, c'est la norme de la sagesse, autrement dit la loi de vérité, de justice, de solidarité cordialement pratiquée.» (114)